jeudi 18 juin 2015

Tidal veut casser la "boîte noire" du streaming

L'annonce est passée presque inaperçue lors de l'intervention de Vania Schlogel, Chief Investment Officer de Tidal, aux Visionary Talks du Midem à Cannes : le nouveau service de streaming américain mettra en oeuvre un mode de répartition par abonnement, se distinguant ainsi de l'ensemble de ses concurrents.


Le service de streaming sur abonnement Tidal, lancé en grande pompe par une cohorte d'artistes américains notoires sous la houlette du rappeur Jay-Z, appliquera un mode de répartition "user centric" de ses revenus aux ayant droit (au pro-rata par utilisateur), qui se distingue nettement du mode de répartition au pro-rata agrégé en vigueur chez l'ensemble de ses concurrents. "Ce modèle est transparent. Il reconnecte l'audience avec les artistes", a indiqué Vania Schlogel, Chief Investment Officer de Tidal, lors de son intervention aux Visionnary Talks du Midem à Cannes (environ à la 13ième minute de son keynote).


"Imaginons que je n'ai écouté que l'album de A$AP Rocky dans le mois, mes dix dollars iront à A$AP Rocky", a expliqué Vania Schlogel. Le modèle « user centric » consiste en effet à répartir chaque abonnement aux artistes que l'abonné a écoutés. Tandis que le mode de répartition au pro-rata agrégé, aujourd'hui adopté par l'ensemble des plateformes, agrège au contraire l'ensemble des revenus de l'abonnement dans un pot commun, avant de les répartir en fonction du nombre global d'écoutes enregistré par chaque artiste. De fait, il dévalue certaines écoutes. Telle écoute parmi 100 effectuées dans le mois chez tel abonné, qui devrait rapporter plusieurs centimes à ses ayant droit avec une répartition « user centric », ne va en rapporter que quelques dixièmes ou centièmes avec une répartition au pro-rata agrégé. En se fondant dans la masse, la valeur de cette écoute est diluée par les 1000 écoutes mensuelles de tel autre abonné, qui y gagnent nettement au change. Elles rapporteront au final des dixièmes de centimes à leurs ayant droit plutôt que des centièmes.

Questions de « breakage »

Une étude du groupe de recherche Clouds & Concerts de l'Université d'Oslo, réalisée à partir de l'analyse de toutes les écoutes enregistrées sur le service WiMP en août 2012 et en août 2013, montre que le modèle user-centric augmente de 13 % la part de marché des artistes locaux (1). Il favorise également les artistes ayant un fort taux de passion (2), et permet à une base de fans locale de supporter directement un artiste émergent en écoutant sa musique. Au yeux du consommateur, le modèle parait plus équitable, puisqu'il lui permet d'allouer plus directement l'argent qu'il dépense aux artistes qu'il écoute. Quant à l'artiste, ses efforts pour augmenter son audience sur les plateformes de streaming et en tirer un meilleur revenu ne sont plus dilués dans la masse, comme autant de coups d'épée dans l'eau.

"Ce ne sont pas les services qui ont choisi l'agrégation", confie un ancien exécutif de la musique en ligne rompu aux négociations avec les ayant droit. "Les premiers contrats et systèmes de reporting étaient au pro-rata par utilisateur. Ils sont passés au pro-rata agrégé pour des questions de breakage", explique t-il. Le « breakage », c'est la part de « rupture » introduite dans la chaîne de valeur de l'abonnement par ceux qui, bien qu'ayant payé le service, ne l'ont pas consommé sur la période de répartition considérée. "Dans le cas d'un reporting par utilisateur, le pro-rata sera égal à zéro. Il n'y aura pas de royalties à payer", poursuit mon interlocuteur. Avec le pro-rata agrégé, en revanche, les revenus de l'abonnement non utilisé sont remis dans le pot commun, et génèrent des royalties pour les ayant droit.

Modèles mathématiques

Les majors, qui ont bien compris où était leur intérêt, ont imposé ce mode de répartition dans les contrats. A une échelle globale, le mode de répartition « user centric » leur fait gagner quelques points de part de marché, constate l'étude du groupe de recherche Cloud & Concerts de l'Université d'Oslo ; mais sur assiette de répartition moindre, qui n'inclut pas les abonnements non consommés. "C'était le seul oxygène des services en terme de marge", commente l'ancien exécutif de la musique en ligne, sans compter que rémunérer les majors pour un service qui n'est pas consommé n'est pas forcément justifié. "Au delà d'un certain nombre d'écoutes par mois et par utilisateur, le modèle user-centric passe dans le rouge ; c'est à dire que l'abonnement mensuel ne suffit plus à absorber les paiements de royalties liées aux écoutes", lui oppose un professionnel de l'industrie musicale issu du monde des majors.

Il faudrait pouvoir faire tourner quelques modèles mathématiques, et avoir accès aux jeux de données nécessaires en amont, pour tirer des conclusions définitives. Quoiqu'il en soit, les deux modes de répartition conjuguent un même effet pervers. Aucun d'eux ne prend en compte la durée des écoutes, plutôt que leur nombre, ce qui défavorise des genres comme le classique, le jazz ou le rock progressif. Dans les faits, 20 % à 23 % des royalties du streaming vont à des titres écoutés à peine plus de 30 secondes, pointe sur son blog Rockonomic l'universitaire américain David Touve. Quant à chercher comment prendre en compte à la fois nombre et durée d'écoute dans la définition d'un mode de répartition plus équitable, l'exercice requiert tout autant de faire appel aux mathématiciens et aux statisticiens. Au risque de créer une nouvelle « boîte noire » de la répartition des revenus du streaming, selon l'expression employée par Vania Schlogel au Midem, "qui nécessite un doctorat pour y comprendre quelque chose".



1/ Selon une estimation du magazine professionnel Haut Parleur, le manque à gagner de la variété française lié au modèle de répartition des revenus de l'abonnement au pro-rata agrégé pourrait s'élever à plus de 14 millions d'euros sur la période 2015-2017.

2/ Introduit par Paul Lamère, le directeur du développement de la plateforme de recommandation The Echo Nest rachetée par Spotify, cet indice correspond au nombre d'écoutes enregistré par un artiste divisé par son nombre d'auditeurs. Afin de ne pas pénaliser des musiques comme le classique ou le jazz, ce taux de passion est calculé en tenant compte du temps d'écoute plutôt que du nombre d'écoutes. 

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